L’Art de tuer

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worldfairs
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L’Art de tuer

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Texte de "L'Exposition Universelle de 1889 par Léon Malo"


Je me souviens, comme si c’était hier, de l’impression étrange que fit en 1867 l’apparition du gros canon Krupp exposé dans la section prussienne. Je le vois encore, renfrogné et menaçant, niché dans son petit temple d'ordre dorique., solennel comme une sorte de dieu nouveau. On le considérait curieusement ; on lui passait la main sur le dos, en dépit de ses airs de dogue. Au fond, on le prenait à peine au sérieux. Le Parisien gouailleur en fit même des gorges chaudes. Il ne comprit rien à cet avertissement, si ce n’est que ce monstrueux tube d’acier, tout uni, raide et compassé, allemand de la culasse à la gueule, était d’une esthétique déplorable. On alla voir le canon Krupp comme l’éléphant du Jardin-des-Plantes. Quatre ans après, il bombardait Paris.

Les choses et les goûts ont bien changé depuis. On ne comprendrait plus maintenant une Exposition qui ne fût pas bourrée de bouches à feu et de projectiles de dimensions variées. Déjà, en 1878, on nous montrait le modèle d’un mastodonte de 100 tonnes destiné à armer un cuirassé italien. Cette fois c’est par centaines qu’on pourrait compter canons et obus; depuis la pièce de campagne, bijou à mettre sur une étagère, jusqu'au canon de côtes, de 12 mètres de longueur, capable, ou peu s’en faut, d’envoyer un boulet de l’autre côté de la Manche. Et l’on ne songe plus à en rire : 1870 nous a appris que le canon Krupp de 1867 n’était pas aussi plaisant qu’il avait l’air maussade.

C’est nous, du reste, qui faisons tous les frais de cette exhibition spéciale. Les nations étrangères en ont été sobres. Celles dont l’alliance ou l'amitié ne nous sont pas clairement acquises n’ont pas cru devoir nous faire connaître de cette façon leurs moyens de défense et d’attaque; les autres n’avaient aucun intérêt à démontrer leur supériorité en ce genre d’industrie; les unes et les autres se sont généralement abstenues. En revanche, nous avons déployé, nous, un luxe de métallurgie guerrière qui, je l’avoue, m'a un peu suffoqué. L’Exposition de notre ministère de la guerre, notamment, m’a paru aussi intempestive qu’elle est superbe. J’entends bien que l’on n’y montre que ce qui est connu partout au dehors ; je crois sincèrement que, s’il existe encore, en matière d’armements, quelque secret qui ne soit pas celui de Polichinelle, on n’a eu garde d’aller le crier sur les toits ; je suis persuadé, enfin, que toutes les précautions ont été prises pour ne pas faire le jeu de nos adversaires éventuels de demain ; mais n’importe, j’admettrai difficilement que ce bruyant étalage de notre outillage militaire soit utile et opportun.

Aussi lorsque j’ai vu, livrés à la curiosité des indiscrets de tous les pays, tant d’armes perfectionnées, tant d’obus ingénieux à multiplier la mort (quelques-uns coupés en deux pour ne rien laisser ignorer de ce qui se passe dans leurs entrailles) ; tous ces nouveaux mécanismes de l’art de tuer, ces engins admirablement étudiés de la télégraphie optique et de la télégraphie de campagne, ces fruits de vingt années de recherches et de méditations patriotiques, j'ai ressenti je ne sais quel accès de pudeur froissée, comme si cette imprudente divulgation eut dévoilé à l’ennemi les nudités sacrées de la défense nationale. On n'a révélé que ce qui pouvait se laisser voir sans danger, je le veux bien; mais cela ne me suffit pas. Il ne convient point, ce me semble, à un pays dans la posture du nôtre de jouer ce rôle de capitaine Fracasse. Ces préparatifs redoutables sont choses à combiner dans l’ombre ; il ne faut pas qu'ils soient pris pour un acte de vanité puérile, ou comme une bravade ridicule. On ne peut d'ailleurs espérer que cette démonstration tapageuse effraiera l’ennemi futur, qui, plus sage que nous, lui, sait garder ses secrets.

Je l'ai déjà dit, et j'aime à le répéter ; toute Exposition « internationale » est une duperie commerciale, en même temps qu’une niaiserie politique. J’ajoute que les expositions d’industrie appliquée aux choses militaires sont les plus sottes et les plus nuisibles de toutes. Plus elles sont belles, et il n’y a pas à le contredire;, celle-ci est splendide, plus elles sont dangereuses.

Ces réserves faites, et si on la considère au point de vue purement industriel, la production du matériel de guerre a atteint en France une perfection qu'il est bien difficile de dépasser. Si je blâme, comme patriote, la complaisance qu'on a mise à montrer des choses qu’il eût peut-être mieux valu dissimuler, je ne puis m’empêcher d'admirer, comme simple visiteur, les merveilleux résultats qu'on a obtenus. Il est curieux de constater que, si la métallurgie française a fait, en tant que produits et instruments de production, de surprenants progrès, c’est surtout à ses études sur l’art de détruire qu'elle le doit. Si la névrose batailleuse qui sévit présentement sur l'Europe pouvait , par quelque enchantement, être subitement guérie, un grand bien sortirait de ce grand mal ; ces perfectionnements accomplis dans un accès de fièvre belliqueuse nous serviraient à construire, à meilleur marché, des locomotives plus puissantes, des viaducs plus vastes, des édifices plus audacieux ; cela serait peut-être moins glorieux que de massacrer cinq cent mille hommes, mais ce serait sûrement plus hygiénique ; malheureusement nous n'en sommes point là.

Parmi les établissements qui ont trouvé dans cette voie des succès éclatants, il faut mettre en première place nos voisins, les forgerons du bassin de la Loire, qui se sont révélés supérieurs à eux-mèmes et à tous. Ce qui caractérise leurs progrès, ce sont surtout les simplifications dans les méthodes, l’ingéniosité de leurs moyens nouveaux de manipuler les masses d’un poids invraisemblable ; c’est le travail achevé de leurs colosses; c'est leur précision dans l’énorme. Il est intéressant de suivre dans la belle exposition de Saint-Chamond, les facteurs divers du perpétuel antagonisme entre l’outillage de l'attaque et celui de la défense. Voici un cylindre creux en acier, pesant vingt-cinq mille kilogrammes, destiné à former le tube central d’un canon rayé. A côté de lui, une douzaine d’obus polis et luisants, dont quelques-uns pèsent 800 kilos, et que ce canon, une fois terminé, lancera à cinq ou six lieues sur une cuirasse en plaques d’acier de 40 centimètres d’épaisseur, semblable à celle que nous voyons ici, assise derrière eux, aussi tranquillement que si elle ne pesait pas elle-même 22.000 kilos. Faire des canons dont les obus entreront, comme chez eux, dans les plaques de blindage les plus épaisses et fabriquer des plaques de blindage qui ne se laisseront traverser par aucun obus, voilà le problème contradictoire et insoluble posé depuis vingt ans à la métallurgie militaire et travaillé par elle avec une persévérance indomptable. Cette étude a coûté et coûtera des milliards.

Ce n'est point ici le lieu de rechercher à quelles culbutes elle conduira fatalement tous les budgets européens, si quelque lueur de bon sens ne vient pas éclairer les gouvernements sur le bord du précipice ; mais il est bien permis, même dans ces modestes lettres, de déplorer cette lutte sans autre issue que la ruine universelle. Découvrir à tout prix un explosif plus foudroyant que celui du voisin, construire un canon plus, lourd et de plus forte portée, un obus plus meurtrier, une cuirasse plus impénétrable; de telles émulations conduisent forcément les peuples à la misère noire d’abord, et finalement à l’aliénation mentale. Un canon de forteresse avec ses accessoires coûte, actuellement, au bas mot, cent mille écus ; S’il manque son coup, c’est trois mille francs de poudre et d'acier jetés aux moineaux. Un vaisseau de guerre coulé par ce canon emporte avec lui une enveloppe de quatre millions que personne ne s’avisera d'aller repêcher. Sans compter que toutes ces belles choses, inventées l’année dernière, seront probablement démodées l’année prochaine et qu’il faudra recommencer sur de nouveaux frais. A ces jeux-là, les crédits vont vite; le milliard devient l’unité du budget et, le patriotisme interdisant de discuter de pareilles dépenses, le pauvre diable de contribuable devra chaque année se serrer le ventre d'un cran, jusqu’à ce que, l’impôt lui ayant pris son dernier centime, il ne lui reste plus qu’un expédient pour échapper au percepteur, celui de mourir de faim.

Voilà ce qu’involontairement le visiteur aperçoit derrière ces produits superbes, et ces réflexions ne vont pas sans un peu d’amertume; surtout lorsqu’à côté de ces engins de mort, on voit d’autres morceaux de fer et d’acier à destinations plus paisibles, singulièrement plus appropriés au bien-être de l’humanité et dont notre industrie métallurgique a tout autant lieu d’être glorieuse.

Dans le voisinage du lingot d’acier fondu de 100.000 kilos, dont Saint-Chamond n'a pu naturellement exposer qu’un fac simile, il faut voir les arbres moteurs coudés, pour paquebots transatlantiques, avec leurs manivelles énormes, exposés par MM. Marrel frères, de Rive-de-Gier ; c’est un tour de force qui pose une forge tout de suite au premier rang. Les aciéries de St-Etienne, elles, ont pour pièce principale un étambot magistral en fer forgé avec son gouvernail de tôle rivée. Mais, pour ne point paraître moins turbulentes qu’il ne sied par le temps qui court, elles y ont joint des frettes en acier d’une grandeur invraisemblable destinées à quelque canon géant. Firminy montre, lui aussi , mélangé à de fines pièces d’acier d’ordre pacifique, comme des ressorts remarquablement ajustés, son petit arsenal guerrier. Quiconque aujourd'hui manipule le fer ou l’acier commence par faire un obus, petit ou grand, long ou trapu, efflanqué ou obèse, toujours astiqué et brillant au soleil ; des amours d’obus, dont le moindre, éclatant au milieu d’un bataillon, suffirait pour le décimer. Combien cette vue doit réjouir le cœur des mères dont les fils sont au service ou s’apprêtent à y entrer !

Heureusement cette ferraille sanguinaire n’est pas le seul titre de nos bons faiseurs à leur grande renommée. Saint-Chamond, Saint Etienne, Assailly, Rive-de-Gier,Firminy nous présentent l’acier sous les formes infiniment variées que lui a prêtées l’industrie contemporaine. L’acier, le roi de demain, a détrôné le fer, le roi d’hier, mais ne peut rien contre la fonte, dont le domaine est resté intact. Elle est dignement représentée, dans cette magnifique exposition du bassin de la Loire, par les Hauts-Fournaux de Givors, lesquels ont envoyé une collection plus modeste de pièces modelées avec le soin, la précision et l’élégance qui ont fait la réputation de MM. de la Rochette et Prenat. Et là, du moins, pas d’obus ! Au sortir de ces férocités métallurgiques, la vue se repose moelleusement sur des fontes ornementales qui, elles du moins, ne feront de mal à personne.

En dehors des établissements de la Loire, je n’ai pas besoin de dire qu’en France tous les forgeurs de fer et tous les fondeurs d’acier se sont évertués eux aussi à construire des engins propres à détruire. Je n’ai ni le loisir ni l’envie de les citer; j'honore leurs talents, mais j’admirerais bien davantage leurs produits, si je les savais enfermés sous triple serrure, à l’abri des trop curieux. J’en nommerai, un seulement qui s’est fait en ces derniers temps une notoriété spéciale.

J’ai eu la fortune de me trouver dans le voisinage du canon de Bange un jour que l’auteur présentait son œuvre au président de la République. Un vrai joujou, ce canon : 11 mètres de long, 50,000 kilos de poids ; environ 100.000 avec son affût. Il envoie à 28 kilomètres des obus d’une demi-tonne. Un homme, qui parait gros comme un rat, perché sur une petite plateforme accrochée au flanc du monstre, le fait manœuvrer comme un jouet d’enfant. C’est l’idéal. Le jour où il nous plaira de bombarder Douvres ou Folkestone, nous pourrons nous en passer la fantaisie.

Heureux le siècle dont le déclin peut voir de tels prodiges !



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