Corot

Paris 1867 - Arts, design, fashion, shows
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worldfairs
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Corot

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Texte et illustrations de "Les merveilles de l'Exposition de Universelle de 1867"

Monsieur Corot est un poète. En effet, il y a principalement deux sortes de peintres : les rationalistes et les imaginatifs (qu’on nous passe ces termes dont l’un est barbare et dont l’autre est désagréable, mais qui rendent bien notre pensée) ; les uns voient la nature d’un œil philosophique ou pratique, ils sont au fond et plus ou moins, et dans l’acception la plus l'étendue du mot, non dans le sens qu’on lui donne actuellement, réalistes; ils cherchent surtout à reproduire la vérité; les autres sont des rêveurs ; la nature telle qu'elle est ne leur suffit pas ; ils ont dans l’âme une nature plus belle qu’ils veulent sans cesse mettre au monde ; ils ont des visions et ils les réalisent; ils sont en quelque sorte créateurs. Ces deux groupes d’artistes sont également estimables ; les premiers ont pour eux, j’entends s’ils réussissent à exécuter ce qu’ils se proposent, la puissance de la vérité; les derniers ont le charme de l’invention et de la fiction. J’ajoute que tous deux ont raison de choisir, et ce choix se fait suivant leur tempérament, celle des deux voies que je viens de dire qui leur convient le mieux : l’art est un mélange de raison et d’imagination, de vérité et de mensonge; peu importe la proportion et la dose de l’un et de l’autre si les deux sont réunis; sans doute, que d’une œuvre la raison soit absente, elle n est plus humaine, elle ne peut plus s’adresser à nous, nous ne la comprenons pas, nous n’y trouvons ni intérêt ni attrait, et nous la repoussons; c’est une fantasmagorie, c’est la rêverie vague que l’auteur impuissant n’a pas su traduire dans le langage des hommes, ce n’est rien; que d’un autre côté la vérité seule soit au fond de cette toile, ou plutôt qu’elle s’y montre brutalement toute nue, que rien ne l’escorte, ne l’entoure, ne la fasse valoir, et alors le spectateur ne prendra pas la peine d’y fixer ses regards, car il n’a pas besoin de cette reproduction, il n’a qu’à jeter les yeux sur la nature elle-même; cette page n’a pas de raison d’être, car il est certain que l’art a pour but de nous transporter dans un monde différent du monde réel ; ce manque d’attrait est le propre de cette école dite réaliste qui abaisse l’art au niveau de la photographie en couleur, et dont les spécimens les plus élevés ne donnent rien de plus que la reproduction empruntée à la nature d’un effet colorant ou lumineux, la répercussion d’une sensation physique.

Le crépuscule par Corot
Le crépuscule par Corot

Parmi les peintres poètes il est des degrés et des nuances : les uns sont des poètes épiques, les autres des romanciers historiques, les autres des poètes élégiaques. M. Corot appartient au groupe de ceux-ci. Il ne fait pas de grands poèmes ; il ne célèbre pas sur de vastes toiles les destinées philosophiques, légendaires ou historiques de l’humanité ; il chante la nature sur le mode arcadien. Les bois et les lacs lui appartiennent ; il les voit à travers le prisme d’une antiquité mystérieuse qui jette sur eux un voile léger de mélancolie et de grâce. Est-ce bien vrai ce qu’il nous montre? oui; voilà bien nos arbres élégants, leurs branchages délicats, leurs tons discrets, voilà bien nos eaux tranquilles de la campagne parisienne; c’est bien notre sol, fécond sans exubérance ; c’est aussi notre ciel pâle et doux ; cependant une vapeur légère obscurcit ou du moins enveloppe ce site et ce ciel; elle les masque un peu, et peut-être que sans elle nous nous trouverions en présence d’une région à nous inconnue ; puis il règne dans ces lieux une harmonie pénétrante qui rend silencieux et fait songer. D’ailleurs, qu’est-ce que ce personnage assis au pied de cet arbre, qui, immobile dans une attitude abandonnée quoique attentive, regarde baisser le jour, et les yeux fixés sur l’horizon observe machinalement, dans un état de pensée semblable à la somnolence, les variations d’aspect de ce ciel d’été? c’est une femme; mais de quelle époque ? de quel pays ? son costume est de tous les âges : est-ce une nymphe du temps où les dieux descendaient sur la terre? est-ce une de nos petites paysannes? Tout ici est mystère.

Cette page a été choisie à dessein comme typique du talent de M. Corot. Elle est bien connue, et cette planche rend autant qu’il est possible ce que j’appellerai la langueur du maître, ses tons pâles et pourtant insolites, surtout le brouillard de prédilection derrière lequel il nous offre ses exquises idylles. On remarquera l’harmonie de la composition ; au premier plan, une large bande de terre forte, vêtue d’une herbe drue ; à droite et à gauche, deux masses de verdure riche et abondante ; au second plan, une eau limpide et calme qui s’étend jusqu’à la grande ligne de l’horizon et dont l’étendue est agrandie par l’ile qui passe obliquement au fond du tableau en y développant sa masse. L’harmonie un peu neutre de la couleur, des arbres et des feuillages avec le ciel nacré est délicieuse; et il y a dans ce ciel des tons rosés ou irisés qui font pâmer les dilettantes de la palette, en même temps qu'ils prennent et touchent le public ; que de grâce aussi dans ces petits branchages qui s’échappent et se jouent dans les clartés du fond !

Ce tableau nous fournit l’occasion d’une réflexion générale de haute esthétique qui intéressera, nous n’en doutons pas, et qui n’a rien de trop abstrait pour être intelligible. La ligne horizontale de l’eau tranchant sur ! horizon nous la suggère. C’est que rien en art n’est plus mélancolique que la solitude et l’horizon. Pourquoi? parce qu’ils éveillent en nous l’idée et le sentiment de l’infini, par conséquent du peu, du rien que nous sommes, par conséquent du néant et de la mort. Cette ligne de l’horizon est en peinture ce que la négation est en poésie; on se rappellera peut-être â ce propos un des plus beaux passages de Chateaubriand dans le Génie du Christianisme, qui est une des plus hautes pages d’esthétique qu’on ait jamais écrites et qui explique pourquoi le « sans, » le « non, » le « ni, » le « ne plus » accumulés, sont le plus puissant moyen donné au poète d’attendrir et d’attrister son lecteur. Hélas ! nous sommes si petits, si faibles, si éphémères, si près de la mort dès le jour où nous entrons en ce monde, que si on nous le rappelle, nous pleurons.



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