L'Exposition de 1900 n'aura pas été, comme on serait tenté de le croire, l'unique prétexte à l'établissement du pont Alexandre-III, car depuis longtemps il paraissait indispensable qu'entre le pont de la Concorde et celui des Invalides, une nouvelle voie de communication traversât la Seine. On peut dire seulement que la construction en a été hâtée par la nécessité de relier entre elles, selon toute l'esthétique désirable, les deux plus importantes parties de l'Exposition.

Le 5 octobre 1896, paraissait, au Journal Officiel, un décret dont le premier article était ainsi conçu : « Le pont qui doit, à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1900, être établi sur la Seine, en face de l'hôtel des Invalides, prendra le nom de pont Alexandre-III. »
Deux jours après avait lieu la pose de la première pierre, par le Tsar Nicolas II. Double hommage rendu à la dynastie des Romanoff; double témoignage d'amitié offert par la France à la Russie : le fils allait être le premier artisan de l'œuvre d'art qui porterait le nom du père.!

Ce fut une magnifique cérémonie dont le souvenir a été fixé par le peintre Roll. Sur la rive droite de la Seine, que traversaient des câbles figurant les grandes lignes du pont, dans l'axe des Invalides, une tribune somptueuse avait été dressée où le président Félix Faure, entouré des ministres, reçut les souverains russes. Dans une enceinte comprise entre le fleuve, les Champs-Elysées et la place, de la Concorde se pressaient les invités officiels, sénateurs et députés, présidents des conseils généraux, maires des chefs-lieux de département, délégués des chambres de commerce, représentants de toutes les grandes sociétés françaises, etc.. de l'autre côté, de la Seine, on avait disposé d'immenses gradins. Une foule enthousiaste s'y étageait dont les acclamations de bienvenue à l'illustre couple impérial firent bientôt place au recueillement.
Après l'exécution de l'Hymne Russe et de la Marseillaise, M. Boucher, ministre du commerce, invita, en quelques mots, le Tsar a poser la première pierre du pont et lui présenta une truelle et un marteau d'ivoire ciselés, écussonnés aux armes de la Ville de Paris et précieusement décorés de branches de chêne et d'olivier en or et d'inscriptions commémoratives.
Alors, devant les souverains russes et le Président de la République debout, en présence de la foule immense qui couvrait les rives delà Seine, furent jetés au large du fleuve de retentissantes strophes composées pour la circonstance par le poète des Trophées, M. José-Maria de Heredia :
Très Illustre Empereur, fils d'Alexandre Trois,
La France, pour fêter ta grande bienvenue,
Dans la langue des dieux par ma voix te salue,
Car le Poète seul peut tutoyer les rois.
De ta loyale main prends l'outil vierge encor,
Etale le mortier sous la truelle d'or,
Frappe avec le marteau d'acier, d'or et d'ivoire...
Le couple impérial et le Président de la République quittant la tribune approchèrent d'un chariot enguirlandé de feuillages sur lequel reposait un bloc de granit que le Tsar frappa trois fois. La pierre ainsi consacrée fut ensuite descendue sur son socle, au niveau du fleuve, tandis qu'à quelques pas d'un groupe formé par les ministres, le Commissaire Général et les directeurs de l'Exposition, l'Empereur et le Président signaient d'une plume d'or le procès-verbal de la pose. En même temps, une vingtaine de jeunes filles en blanc, appartenant au haut commerce parisien, offraient à la Tsarine un bouquet d'orchidées.

Alors, des bords de la Seine, sillonnée en tous sens par des barques, des remorqueurs,des yachts parés en fête, une formidable clameur de joie monta, se mêlant aux détonations du canon que l'on tirait devant les Invalides. Et dans le ciel éperdument s'éparpilla le vol de pigeons lâchés sur l'Esplanade.
La première pierre du pont Alexandre III était posée... il restait à le construire.
On ne tarda pas à se mettre au travail. Dans les premiers jours du mois de décembre 1896, le gouvernement fait connaître que, parmi les projets soumis au concours, son choix s'est arrêté sur celui de MM. Résal, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, et Alby, ingénieur ordinaire. À la fin du même mois, M. Boucher, ministre du commerce, signe la liste de répartition des travaux : la construction du pont est confiée aux deux techniciens précités; MM. les architectes Cas-sien-Bernard et Cousin sont chargés de la partie architecturale et décorative, de l'aménagement des quais et des berges. Le jeudi 25 février 1897 eut lieu l'adjudication des travaux de fondation, et tout aussitôt le grand labeur commença.

Trois considérations principales avaient guidé MM. Résal et Alby dans rétablissement de leur projet. Il fallait d'abord satisfaire aux exigences de la navigation, respecter ensuite la perspective des Invalides, enfin donner à l'œuvre une ampleur qui l'accordât à ses vastes entours. La conception des deux ingénieurs contenta tout le monde : en décidant que le pont n'aurait que deux points d'appui, ils évitaient l'emploi, au milieu du courant, de piles nuisibles à la navigation, et en donnant, par exception, une largeur de 40 mètres à l'immense arche métallique longue de 107m5o, jetée entre les grands espaces de l'Esplanade et des Champs-Elysées, ils obéissaient aux lois de la proportion et de l'harmonie.
Restait la question de la perspective. Etait-il admissible que le dos d'âne du pont masquât, vu des Champs-Elysées, la façade des Invalides? Et, d'autre part, n'était-il pas certain qu'une arche de pareille longueur bomberait fortement ? Le moyen d'en surbaisser la voûte et d'en diminuer la flèche suffisamment pour que le tablier devînt presque horizontal ? C'est alors que MM. Résal et Alby résolurent de faire usage de l'acier fondu qui, par sa résistance à l'épreuve des pressions presque horizontales, permettrait de résoudre le problème . En effet, l'emploi d'arcs en acier moulé devait donner de si heureux résultats que la flèche, ou, si l'on aime mieux, la différence entre la clef de voûte et le point de jonction des arcs avec la culée put être réduite à 628m. Du coup on obtenait une différence de niveau d'un mètre entre le pont Alexandre-III et le pont de la Concorde. Résultat des plus appréciables, si l'on songe qu'il importait, au plus haut point, pour ménager le beau panorama de la Seine, que la nouvelle voie de communication franchît le fleuve sensiblement au-dessous de son aînée.

Ce surbaissement considérable, obtenu pour la première fois en France, eut pour conséquence la construction de culées exceptionnelles dont le massif pût s'opposer à toute poussée. Le pont devant couper la Seine un peu de biais, on donna aux fondations la forme d'un parallélogramme. Ce travail, commencé le 30 mars 1897 sur la rive droite, fut exécuté par le procédé des caissons à air comprimé.
Ces caissons, en tôle de fer, ont des bords inférieurs tranchants, à office de couteaux, pour le fonçage du sol. Une cloison métallique les divise horizontalement en deux parties, dont l'une, celle de dessous dite chambre de travail, est occupée par les ouvriers, tandis que celle de dessus sert de base à une maçonnerie exécutée à l'air libre. Une fois les caissons descendus à la profondeur voulue, on y coule, par des opérations trop techniques pour que nous puissions entrer dans leurs détails, le béton destiné à former la maçonnerie inférieure.
Il fut ainsi fait pour l'établissement des massifs du pont Alexandre-III. Le 11 novembre 1897, pour fêter l'achèvement du bétonnage sur la rive droite, M. Picard offrait aux ouvriers du pont un déjeuner au restaurant coopératif des Champs-Elysées. On hâta ensuite un travail identique sur la rive gauche.

Au mois d'avril 1898, on commença de procéder au montage d'un ouvrage provisoire en acier, destiné à faciliter la mise en place des quinze arcs du pont. Au lieu de hisser à hauteur de pilotis, qui auraient entravé la navigation, les voussoirs ou éléments des arcs, les ingénieurs avaient jugé préférable de les faire descendre d'une haute charpente mobile, dite passerelle, à l'intérieur de laquelle les matériaux nécessaires seraient plus librement maniés, et d'où, dominant le niveau fixé au tablier du futur pont, les ouvriers pourraient opérer, sur un plancher suspendu, l'assemblage des voussoirs. Le lancement de cette passerelle réussit à merveille. En septembre 1899, devenue inutile, elle fut démolie, et le pont qu'elle avait servi à construire, apparut dans la grâce et la légèreté de ses lignes définitives.
Le gros oeuvre était terminé. Il ne s'agissait plus que de la partie architecturale et décorative dont nous avons dit plus haut que MM. Cassien-Bernard et Cousin avaient été chargés. Ces architectes n'avaient d'ailleurs pas attendu, pour commencer l'exécution de leurs plans, que la tâche des ingénieurs eût pris fin. L'ornementation du pont était, à ce moment, déjà très avancée; les travaux des quatre pylônes, notamment, étaient poussés avec activité.

L'histoire de ces pylônes est assez curieuse. C'est le bel effet produit par quatre pylônes provisoires en bois, dressés lors de la cérémonie du 7 octobre 1896, qui suggéra l'idée d'introduire ce motif dans l'ensemble architectural du pont Alexandre-III. On en peut discuter la beauté, critiquer la surcharge d'ornements — Renommées au faite, proues aux soubassements, coquilles, mascarons, génies, amours, et tout un symbolisme un peu vieillot — mais du moins il est indiscutable que ces hauts massifs formés de quatre colonnes servent à « repérer», entre les Palais des Champs-Elysées et des Invalides, le regard qui, sans le secours d'arêtes vives, peut-être se perdrait dans la perspective de l'Esplanade.
Adossées à ces pylônes, des statues monumentales symbolisent quatre âges de notre histoire: du côté des Champs-Elysées, la France du moyen âge, par Lenoir et la France moderne par Michel; du côté des Invalides, la France de la Renaissance, par Coûtant et la France de Louis XVI, par Marqueste.

Au pied des pylônes encore, deux morceaux de sculpture : des figures allégoriques de M. Morice et ces beaux candélabres dont la base a été ornée par M. Gauguié d'une ronde d'enfants. Citons enfin, toujours aux deux extrémités du pont, des vases en marbre blanc, et, au delà des quatre escaliers qui descendent à la berge, les lions de M. Gardet.
Quant à la balustrade,de dessin très sobre et d'aspect très distingué avec son revêtement de cuivre et d'étain, elle supporte, de chaque côté, quatorze élégants lampadaires, et, en aval, son milieu extérieur est masqué par un grand cartouche où deux divinités fluviales, émergeant de roseaux, s'appuient à la barre d'un gouvernail.
En somme, bel ensemble décoratif. Mais n'a-t-on point un peu abusé des ornements, et n'eût-il pas été de meilleur goût de ne dorer ni les Pégases, ni les Renommées des pylônes, ni certains motifs de la balustrade? Tout cela, il faut bien le dire, fait penser au luxe d'un parvenu.