J’entends quelquefois répéter que le tabac est fort cher et que l’impôt dont on le grève frappe lourdement le peuple. Ces plaintes sont injustes, car de tous les impôts qui figurent au budget, celui que supporte le tabac est le plus légitime : nul n’est tenu de le payer. Pourquoi fumer, pourquoi priser, pourquoi chiquer? est-ce donc là choses si ragoûtantes, et ne vaudrait-il pas mieux s’abstenir? J’ajoute que le tabac renferme un poison, la nicotine, qui finit toujours par être nuisible à la santé, et surtout à l’intelligence, bien qu’on ne l’absorbe que par doses infinitésimales.
Mon but n’est point de refaire ici l’histoire de cette plante. Je dois me borner à dire comment elle se cultive en France et les avantages que le procure à l’économie rurale.
L’Alsace et la Flandre sont les deux provinces où on la cultiva d’abord. Son introduction remonte à deux siècles. Aujourd’hui les deux départements du Bas-Rhin et du Nord sont les plus forts producteurs de tabac; ils fournissent les deux tiers de l’approvisionnement de la régie, et seuls ils exportent des feuilles.
Le sol, le climat, la culture et la fabrication donnent la qualité au tabac. Le plus estimé en France est celui du Lot, très-propre à faire des poudres, il rappelle les provenances de la Virginie. Le climat contribue beaucoup à la finesse du produit. Le soleil des tropiques donne aux cigares de la Havane le parfum qui les distingue. Ajoutons que le climat n’est pas tout, et qu’il faut grandement tenir compte des procédés, de fabrication.
Après le Lot, je dois placer l’arrondissement de Saint-Omer (Pas-de-Calais) dont les produits sont surtout propices à la fabrication des tabacs à fumer ; ils ont de l’analogie avec ceux du Bas-Rhin. Les feuilles récoltées dans la basse Alsace concourent très-avantageusement à la confection des cigares ; mais elles doivent être mélangées avec des sortes supérieures. Ce qui les distingue surtout c’est le bas prix auquel les cultivateurs alsaciens peuvent les livrer. Avec les rebuts, la régie fabrique des tabacs de cantine qui défient toute espèce de contrebande.
Les engrais exercent encore une certaine influence sur la nature du produit. Dans Ille-et-Vilaine, où jadis on fumait beaucoup, on n’obtenait que de larges feuilles, aux épaisses membrures qui se séchaient difficilement et ne donnaient que des tabacs imparfaits. En réduisant la dose du fumier et en plantant plus dru on a pu corriger tous ces défauts. Dans le Bas-Rhin les planteurs avaient autrefois peu de soin pour leur culture. Souvent, après la cueillette, la récolte était humide, plus ou moins avariée, il y avait bien peu de feuilles qui ne fussent point atteintes. Depuis lors, les planteurs sont devenus plus diligents; ils sèchent mieux leurs feuilles, les conditionnent avec plus de soin, et en définitive ils les livrent mieux appropriées aux emplois de la régie.
Il faut aussi tenir compte du retour trop fréquent de la plante sur le même terrain. Cet abus fatigue le sol, dont les produits se trouvent alors incomplets; on ne viole point ainsi la loi si sage des assolements. Il serait donc convenable que l’administration fît-de temps à autre sa répartition sur des terres encore vierges; sous ce rapport les produits y gagneraient en qualité, milices changements mettraient la régie en présence de cultivateurs dont l’éducation serait à faire. Or, comme des procédés de culture dépend la valeur du produit, pour éviter un inconvénient on tomberait dans un autre.
Le monopole que le gouvernement exerce sur la vente du tabac, l’a conduit à limiter ce genre de culture; elle n’est permise que dans un certain nombre de départements, et sous les conditions exprimées par la loi du 28 avril 1816. Cette loi reconnaît deux sortes de cultures, l’une dont les produits sont destinés à l’approvisionnement de la régie, l’autre à l’exportation. De nombreux règlements établissent les sujétions auxquelles les planteurs de chacune de ces catégories doivent se soumettre. Ces détails seraient fastidieux ; mais toujours est-il que, malgré toutes ces entraves, bon nombre de départements sont en instance auprès de l’administration pour être autorisés à cultiver le tabac.
Ceci tend à établir que cette plante peut, avec avantage, entrer dans les assolements, et qu’elle doit y jouer un rôle utile. Depuis la réforme commerciale inaugurée par le traité de commerce avec l’Angleterre, l’agriculture est en voie de transformation. Au lieu de produire presque exclusivement du blé comme il le faisait jadis, le fermier doit élargir son assolement et entrer dans le domaine des plantes industrielles. Le tabac appartient à cette catégorie et prépare admirablement le sol à la production des céréales. En augmentant le rendement des céréales, le tabac en diminue le prix de revient, ce qui permet de mieux soutenir la concurrence étrangère. Donc, le gouvernement doit, par tous les moyens en son pouvoir favoriser la culture des plantes industrielles et notamment celle du tabac. Toutefois, je le répète, comme cette culture entraîne une surveillance constante, elle doit se renfermer dans de certaines limites.
On peut me répondre que si la production dépassait les besoins de la régie, l’exportation resterait toujours comme suprême recours. Mais l’exportation n’est possible qu’aux départements frontières, tels que le Bas Rhin et le Nord. Pour se rendre à l’Étranger, les feuilles de ces deux pays n’ont que très-peu de chemin à faire; par conséquent ne supportent que très-peu de frais de transport. En serait-il de même des produits de nos départements situés au centre de l’Empire? Les frais qu’ils auraient à supporter sont un obstacle à l’exportation; aussi les planteurs préfèrent-ils s’abstenir. C’est pourquoi la régie brûle chaque année les résidus qui ne sont pas de recette. C’est là une perte dont personne ne profite et qui augmente le prix de revient des feuilles marchandes. Mais aussi dure que puisse paraître cette extrémité, la loi le veut et il n’y a pas moyen de s’y soustraire.
La régie n’emploie à la fabrication qu’une partie des tabacs indigènes. Elle achète des feuilles aux États-Unis du Sud, et des cigares à la Havane. La Virginie et le Maryland donnent des produits qui se mélangent très-bien avec les nôtres. Les cigares de la Havane ont un parfum qui convient à nos consommateurs. La régie a donc des traités avec des manufacturiers de l’île de Cuba, qui sont ses fournisseurs.
Le tabac se cultive sur une très-grande échelle dans l'île de Cuba. Comme l’esclavage existe encore en ce pays, c’est une culture abandonnée aux nègres. La gravure qui accompagne cet article, en représente les principales scènes. Les crus les plus estimés se récoltent sur les bords de certaines rivières qui, chaque année, sortent de leur lit et enrichissent leurs bords de limons réparateurs. A raison de leur provenance, on appelle ces crus tabaco dirio. A l’extrémité ouest de l'île, on récolte le vuelta abago, qui, dit-on, est le nec-plus-ultra du genre.
La culture du tabac et la fabrication des cigares sont la principale richesse de l’île de Cuba. Les cigares se vendent sous le nom de la Havane, parce que c’est dans cette ville que se trouvent les principales manufactures de tabac, et de ce port que se font à peu près toutes les expéditions. D’après une statistique remontant à 5 années, la production était alors de 500 millions de kilos. Les exportations, à la même époque, se répartissaient de la manière suivante : Asie, 200 millions de kilos; Europe, 140 millions de kilos; Amérique, 120 millions de kilos; Afrique, 12 millions de kilos; Australie, 3 500 000 kilos.
La France et l’Algérie fournissent à la régie 35 millions de kilos de tabac de toute sorte. A ces chiffres, il faut ajouter les feuilles qu’elle importe en assez grande quantité des États-Unis d’Amérique et jadis de l’Égypte, puis les cigares, dont ceux de la Havane constituent la plus forte proportion. La régie possède 14 manufactures dans lesquelles les tabacs se préparent. Ces établissements cèdent leurs produits aux entrepositaires, et ceux-ci les répartissent entre les débitants. La régie fait aux débitants une remise de 15 % sur les prix de vente dans les entrepôts. Les débitants ne peuvent vendre qu’aux prix déterminés par les lois et règlements. La recette brute sur les tabacs dépasse 200 millions; en déduisant de cette somme les frais d’achat, de fabrication et de remise aux entrepositaires et aux débitants, il reste au trésor environ 140 à 150 millions, ce qui est un beau denier. Jamais impôt plus équitable, puisque chacun le paye volontairement. Si avec une série de monopoles comme celui des tabacs, l’État pouvait se faire 2 milliards de' recettes, ce serait pour bon nombre d’économistes l’idéal du mécanisme financier.
©L'Exposition Universelle de 1867 Illustrée