Lorsque, quittant pour quelques instants le spectacle de ces fourmilières humaines que présentent les d’Occident, lorsque, abandonnant ces territoires si peuplés, couverts par de nombreuses constructions, de riches moissons, de vastes forêts, que l’industrie vient chaque jour féconder, et où la culture dispute chaque parcelle de terrain à la stérilité, l’esprit se porte vers ces immenses solitudes de l'Asie, il reste confondu devant cet étrange contraste de l’activité prodigieuse de l’Occident, à côté de cette sorte de sommeil où sont plongés des millions d’hommes.
Le grand problème de la destinée des nations se présente alors tout naturellement à l'esprit, et l’on se demande si ces immenses territoires inoccupés, stériles, mille fois trop vastes pour les populations qui y végètent, ne sont pas fatalement prédestinés à devenir dans un avenir plus ou moins éloigné la propriété de peuples plus actifs, plus industrieux, plus vivants.
Repoussées par les difficultés d’existence qu’accroissent chaque jour l’extension des lumières, de l’instruction, la concurrence, l’habileté professionnelle plus répandue, le développement excessif de la population de nombreuses caravanes d’émigrants ont quitté l’Europe, allant porter sur les côtes d’Amérique,, d’Afrique, d’Océanie, la civilisation, les arts, l’industrie du vieux monde, et créant sur ces plages désertes des villes, humbles à leur origine, florissantes aujourd’hui, et qui, par leur activité laborieuse, deviennent les rivales puissantes de nos vieilles capitales.
Certes, les territoires déserts des trois continents que je viens de citer, sont loin encore d’avoir entièrement disparu, et le jour n’est pas encore venu où les descendants des premiers colons se trouveront gênés dans ces anciennes solitudes.
Mais ce jour viendra. Et puis n’est-il pas permis de croire que, longtemps attachés sur l’Afrique, l'Océanie, l’Amérique, les regards de l’Europe se porteront un jour vers l’Asie et que ces belles contrées inondées de soleil, arrosées par de larges fleuves, tenteront l’esprit de conquête et de civilisation ?
Le percement de l’isthme de Suez va donner une importance considérable à tous- les pays riverains des mers des Indes. Baignée par le golfe Persique, la Perse ne va-t-elle pas devenir une des plus importantes stations, et sa position si avantageuse n’éveillera-t-elle pas bien les convoitises de la Turquie, de la Russie elle-même?
Le gouvernement de la Perse ne semble pas se préoccuper de ces éventualités si graves, et le shah qui devait venir à Paris prendre un aperçu de nos mœurs, de notre civilisation, de nos coutumes, a manqué au grand rendez-vous des peuples et des souverains, — Il a eu tort. La vue de nos usines, de nos arsenaux, de nos chantiers lui eût appris l’histoire moderne,' et loi eût permis peut-être de deviner l'histoire de l’avenir. Le spectacle de notre activité, une visite à l’Exposition eussent été pour lui une révélation féconde en enseignements divers.
Il eût assurément vu dans l’espace restreint occupé par l’exposition, de son pays, une preuve de faiblesse, qu’auraient fait ressortir les développements que les nations secondaires de l’Europe ont donnés à leur exposition.
La Perse n’occupe, en effet, que deux salles, dans les travées réservées au quatrième groupe, entre la Chine, le .lapon, la Turquie, la Roumanie,— deux salles presque perdues dans le Palais, et que les visiteurs ne songent même pas à attribuer à la Perse. Pense-t-on à la Perse? Qui peut s’imaginer que la Perse, rompant, en l’honneur de notre Exposition, avec sa nonchalance, son apathie ordinaires, je dirais volontiers, climatériques, va se réveiller de son long sommeil pour apporter au Champ de Mars les produits de son industrie, les chefs-d’œuvre de ses artistes?
Il faut, si l’on veut donner à la Perse une. attention sérieuse, oublier l’Europe et ses travaux gigantesques, ses créations de toutes sortes, ses machines et ses statues, ses étoffes et ses tableaux, ses arts et son industrie enfin, et s’arrêter, dégagé de toute idée préconçue, de tout parallèle, de toute comparaison, devant les deux salles réservées à sa hautesse le shah de Perse ou à ses sujets, — car je ne vous dirai pas précisément si le shah de Perse sait seulement que ses sujets exposent!
La première de ces salles est consacrée aux diverses industries de luxe de ce singulier pays. L’œil embrasse tout d’abord un ensemble d’or, de soieries, d’armes, d’étoffes éclatantes, et le visiteur entraîné pénètre sans se rendre bien compte du pays qu’il va visiter. Il y a toujours pour l’Européen un souvenir des Mille et une nuits dans tout ce qui vient des environs de Bagdad. — Le regard s’est fait à cette magie de couleurs, et le visiteur distingue une table d'ébène conservant sous une glace protectrice de ravissantes incrustations d’ivoire et de bois de couleur, sur des boîtes dont la matière rappelle le tuya. A côté, sous la même glace, sont exposées des reliures d’une riches-e inouïe. L’or y est employé avec une rare profusion. Voici au surplus comment s’obtiennent ces filets d’or, ces fleurs, ces arabesques qui donnent tant de valeur aux peaux ou aux cartons. L’artiste prend une, pièce de monnaie d’or, et par le battage obtient une feuille dont l’épaisseur varie suivant les besoins du dessin et qu’il applique avec un outil ai hoc. Les couleurs s’appliquent à l’aide d’un pinceau et d’une gomme très-adhérente qui, en séchant, donne un vernis très-brillant.
Dans un coin de cette salle, se dresse sur un piédestal un guerrier persan. Son costume est à peu de chose près celui des compagnons de Schamyll. C’est d’abord le casque de cuivre orné de deux aigrettes blanches, et armé d’un tissu de mailles qui protégé les joues, le cou et les épaules. Une sorte de chemise de mailles serre étroitement le buste, et descend jusqu’à mi-cuisse. Les bras sont protégés jusqu’au coude par cette chemise. Le bras gauche qui porte le: bouclier reste libre. Le bras droit qui porte le sabre est défendu par un brassard en fer damasquiné, et la main est revêtue d’un gantelet en mailles. Par-dessus la chemise, le guerrier porte une cuirasse composée de quatre plaques épaisses d’acier, reliées par des courroies, et qui laissent aux mouvements du corps tout leur jeu et toute leur liberté. —Une écharpe de soie rayée soutient à la taille le fourreau du sabre. Les jambes sont protégées par des cuissards et des jambières qui portent au genou une plaque de cuivre armée d une pointe d acier de six ou sept centimètres de longueur. Des bottes dont la pointe se relève un peu, comme les anciens souliers à la poulaine, moins l’exagération, terminent ce costume. J’ai oublié une corde en laine non tressée passée en bandoulière et destinée à soutenir le bouclier quand le guerrier a besoin de ses deux bras. Tel qu’il est, ce brave Persan, avec son sabre, sa cuirasse à compartiments et son bouclier, me fait un peu l’effet d’un de ces Perses qu’Alexandre battait à Ypsus, et qui, ressuscitant aujourd’hui, retrouveraient intactes, à vingt-deux siècles de distance, leurs armes, leurs mœurs, leurs lois et leurs coutumes.
Avant de quitter cette salle, il faut donner un coup d’œil à quelques essais de céramique assez réussis, dont la forme et les dessins rappellent les vases égyptiens; à de remarquables broderies sur linge, d’une finesse et d’une légèreté qu’apprécient les visiteuses; aux coffrets en bois sculpté qui se recommandent par une grande délicatesse d’exécution ; enfin aux deux panoplies qui ornent le fond de cette sal e et surmontent un large divan en tapisserie. Les panoplies renferment les armes offensive» et défensives de la Perse, le casque et le boucher, le couteau à deux tranchants, et le sabre recourbé; —j’y cherche le javelot et l’arc, n’y trouvant ni le pistolet, ni la carabine. Voilà donc où en est ce peuple, et voilà avec quelles armes primitives il peut lutter, le cas échéant, contre les inventions de M\l. Armstrong et Chassepot !
Dans la seconde salle, la Perse expose des tissus assez remarquables, des tapis dont les dessins ne peuvent lutter, peut-être, avec les fantaisies de nos artistes, mais qui indiquent chez les fabricants persans beaucoup de goût et d’habileté ! A côté de ces tapisseries se trouvent ces toiles peintes si répandues en France aujourd’hui, et qui, sous le nom d’étoffes de Perse, forment une branche importante de notre fabrique de tissus, et alimentent plusieurs usines considérables. Les dessins de ces toiles imitent parfaitement ceux des tapisseries, et il faut s’en approcher, les toucher presque pour voir que ces portières, ces tapis ne sont qu’en toile imprimée.
La Perse expose encore des draps brochés à la main, des étoffes de laine brodées avec une rare perfection, des tissus de soie qui
nous font souvenir que le ver à soie et le mûrier sont originaires de ces belles contrées aimées du soleil.
Pourquoi faut-il que, chez un peuple, les bienfaits de la nature, les richesses du sol, du climat anéantissent presque toujours l’énergie, énervent l’initiative, et deviennent souvent une cause de dégradation, d’affaissement moral et physique, quand elles devraient être une source d’émulation et de progrès !
Voilà la Perse, que son histoire, son climat, son étendue font une des premières nations de l’Europe. Du nord au midi, elle mesure 600 lieues de territoire, son sol est fécond et produit naturellement tous les fruits que les patients travaux de nos horticulteurs ont acclimatés chez nous. — Quelle place occupe-t-elle à l’Exposition de 1867? Cinquante mètres carrés! —Qu’expose-t-elle? Quelques tissus, quelques objets de luxe_ El l’industrie?
©L'Exposition Universelle de 1867 Illustrée